© DR L’Ecole des Arts Joailliers
À la fin du XIXe siècle, chaque joaillier doit choisir son camp. La première option, privilégiée par Louis Cartier, et dans une moindre mesure Chaumet et Boucheron, consiste à exalter le prestige des pierres précieuses ? notamment les diamants récemment découverts en Afrique ? en effaçant autant que possible la monture.
Un exploit rendu possible grâce aux nouveaux procédés de fonte du platine (métal fin et résistant) mis au point par le chercheur allemand Willhelm Carl Heraeus, qui métamorphosent les sertissures massives d’autrefois en support transparent et immatériel propice aux joyaux souples et transformables. Les motifs empruntent volontiers leurs dessins aux productions du Grand Siècle : cette vague historiciste plaît à une riche clientèle ? noblesse russe et européenne, capitaines d’industrie américains ? qui aime ressusciter le mode de vie aristocratique de l’Ancien Régime pour légitimer un pouvoir héréditaire ou une fortune nouvellement acquise.
L’autre camp est l’aboutissement (et la conclusion ?) d’une odyssée des idées qui a traversé une large partie du XIXe siècle en Europe. Ces idées, esquissées tout d’abord par les romantiques et les symbolistes, précisées ensuite par Viollet-le-Duc, les préraphaélites, les modernistes catalans, avant d’être formalisées par les thèses de William Morris et de John Ruskin, promeuvent à la fois un retour à l’esprit des guildes médiévales, mais aussi une forme d’utopie au sein de laquelle l’homme et la nature, l’artiste et l’artisan forment une symbiose créative et spirituelle qui s’inscrit dans une lutte contre les dérives de l’industrialisation.
Tout le monde a le droit aux beaux objets
En France et en Belgique, ces principes éthiques et formels trouvent leur pleine phase d’expansion et de maturité en s’abritant sous un mouvement global baptisé Art nouveau. Cette appellation fait son chemin dans le monde entier. Sous sa bannière, aux côtés de nombreux peintres, décorateurs et architectes, prospèrent un cénacle d’artistes joailliers parmi lesquels figurent le New-Yorkais Louis Comfort Tiffany ou les Français René Lalique, Georges Fouquet et Henri Vever. Notons que ces artistes complets exercent leur talent dans le bijou, mais aussi dans le verre, le dessin ou le vitrail. Leurs productions, même si elles sont luxueuses, s’adressent à une bourgeoisie éclairée. Ils respectent à la lettre ce précepte de William Morris : toute personne a le droit, dans sa vie quotidienne, d’être entouré de beaux objets. Cette volonté d’ouverture sera précisément l’une des causes du déclin de l’Art nouveau : les critiques ? très sévères et souvent issues de la mouvance nationaliste ? proclamaient avec mépris que ce mouvement « décadent » était uniquement destiné aux classes moyennes. Les détracteurs parlent de style métro, style ténia ou style nouille.
Les influences qui ont nourri cet art total sont décortiquées au sein de l’exposition inédite organisée par l’École des arts joailliers avec le soutien de Van Cleef & Arpels. Jusqu’au 30 septembre prochain, sous le commissariat de Rossella Froissart, « Un Art nouveau métamorphoses du bijou, 1880-1914 » décrypte à travers une sélection de près de 100 pièces provenant de collections muséales, patrimoniales et privées ce regard singulier posé sur une nature fantasmatique par Élisabeth Bonté, Victor Prouvé, Jean Dampt, Jules Desbois, Édouard Colonna, Eugène Grasset et bien sûr Lalique, Fouquet et Vever. L’intensité des couleurs déjà à l’?uvre dans les bijoux du Moyen Âge et de la Renaissance s’épanouit dans ces évocations de la femme fatale et victorieuse, dans le sentiment de la vie propagé par les efflorescences végétales, dans l’appétence pour le Japon, le Baroque, les civilisations celtiques ou vikings, dans l’attrait pour la sensualité et l’érotisme matérialisés par des broches sphinx, des ornements de corsage « Serpent de mer ailé », des pommeaux de canne « Femme libellule », des broches voluptueuses en or vert et émail ou des peignes en écaille sur lesquelles se détachent ici des forêts crépusculaires, là des paysages marins recouverts de nacre et d’or. Cette intégration du bijou dans un discours historique plus large est également mise en lumière dans un beau livre, richement illustré et rigoureusement documenté, copublié par L’École des arts joailliers et les éditions Norma.
L’Art nouveau aujourd’hui
« Le mouvement Art nouveau a été très bref puisqu’il a très vite été sapé par l’utilitarisme généré par la Grande Guerre puis par l’explosion du fonctionnalisme et du productivisme qui ont fait peser beaucoup d’interdits sur l’ornementation. Pourtant, il n’a rien de poussiéreux, contrairement à ce qu’on imagine souvent », affirme Camille Vever qui, avec son frère jumeau Damien, a redonné vie à la maison fondée par Pierre-Paul Vever en 1821. « Il représente de mon point de vue une philosophie de l’épanouissement et de la métamorphose qui puise son essence dans une volonté de casser les codes, de s’amuser, d’abolir la hiérarchie entre les arts, d’explorer de nouveaux matériaux, parfois d’origine modeste. L’éthique est omniprésente : ce qui compte, c’est la composition, la marque de l’invention individuelle et la trace laissée par la main. » Jusqu’au 7 juillet prochain, une exposition installée au c?ur du showroom de la maison ausculte l’intimité de Henri Vever, petit-fils du fondateur.
À LIRE AUSSILe diamant se rebiffe « C’est sûrement le membre le plus éminent de notre maison familiale, qu’il a transformé en fleuron de la joaillerie française au début du XXe siècle. Sa légende est intacte : il plaît aux collectionneurs, qui s’arrachent ses bijoux aux enchères, et il occupe une place à part dans le panthéon des professionnels, car il était non seulement bijoutier et orfèvre, mais aussi écrivain, collectionneur de très haut niveau et historien du bijou qui a écrit un ouvrage de référence. » Cette intimité, dévoilée à travers le prisme d’archives provenant de ses héritiers ? entre livre d’heures, tsubas, miniatures persanes, objets personnels et bijoux d’époque ? dessine la cartographie mentale d’un univers créatif dédié à la femme, la faune et la flore.
« Avec cette exposition, j’ai aussi souhaité faire le trait d’union entre les archives et nos créations contemporaines, précise la représentante de la 7e génération de cette épopée familiale. Nous n’avons pas renoncé aux grandes thématiques qui ont inspiré mon ancêtre. Les femmes papillons, les nymphes, les lianes ensorcelantes, la fleur de Gingko, les déesses de la pluie et du feu sont toujours là. L’émail plique à jour également puisque nous travaillons avec Sandrine Tessier. Ces leitmotivs me semblent plus actuels que jamais. Il suffit de voir le souffle de fantaisie et l’imaginaire fantastique qui ont irrigué les grandes sagas littéraires et cinématographiques de ces dernières années pour comprendre que cette philosophie trace son chemin. L’Art nouveau aujourd’hui, c’est Avatar. »
© Fournis par Le Point
Dans l’intimité de Vever. Bijoux et objets d’art depuis 1821. Exposition du 1er juin au 7 juillet ; du mardi au samedi de 12 heures à 19 heures. Entrée gratuite sur réservation (inscription en ligne www.vever.com) Showroom Vever ? 9 rue de la Paix ? Paris 2e. Un Art nouveau. Métamorphoses du bijou, 1880-1914. Exposition du 2 juin au 30 septembre 2023 ; du mardi au samedi, de 12 heures à 19 heures. Nocturne jusqu’à 20 heures le jeudi. L’exposition sera fermée du 5 au 21 août. Entrée gratuite, sur réservation 1 rue Danielle Casanova, Paris Ier, École Van Cleef & Arpels.
Beau livre coédité par L’École des arts joailliers et les éditions Norma.
Auteurs : Rossella Froissart, Florent Guérif, Paul Paradis.
Langues : bilingue français-anglais 39 ? TTC.
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